SISTERS OF PERPETUAL INDULGENCE

LA CONJURATION DES IDOLES

Robert PUJADE, 1993.

Le projet qu’a réalisé Jean-Baptiste Carhaix avec les « Sisters of Perpetual Indulgence » entre 1983 et 1993 retentit dans l’univers de la photographie à la manière d’un « Chant Nouveau ». Il développe avec une emphase grandiose une fresque sur la destinée humaine qui s’accomplit aux confins du reportage et de la légende.

Les « bonnes soeurs » de San Francisco et leur destinée héroïque ont constitué la trame d’une épopée douloureuse liée à l’histoire des « Années-Sida », et les photographies évoquent les aspects exubérants de ce choeur de travestis dans des portraits individuels ou de groupe qui manifestent à la fois leur apparition singulière en public et leur disparition progressive de la scène de l’existence. Mais le travail du photographe ne pouvait pas se limiter à cette seule relation d’évènements qui fit par ailleurs, l’objet d’un reportage assidu entre 1979 et 1983.

Jean-Baptiste Carhaix compose, à partir de ces personnages qui sont déjà par eux-mêmes des images, une mise en scène baroque où la jouissance et la mort sont convoquées en vue d’une exploration photographique minutieuse. Cette exploration se déroule à travers des séries d’ »images pieuses », ainsi que les appelle leur auteur. En effet dans ces images, les figures réalisées par les travestis correspondent davantage à des mouvements d’enthousiasme qu’à leur attitude naturelle et elles expriment une attention fidèle et ritualisée à des préoccupations essentielles de l’homme.

Les dix années de recherche avec les « Sisters » déclinent un oratorio en trois actes qui révèle les étapes d’un parcours mystique au cours duquel la photographie se situe dans une proximité étroite avec l’irreprésentable de la sensation et de la mort.

Le premier acte se situe à San Francisco. Dans la plénitude de leur différence, les bonnes soeurs évoluent sur les hauteurs dominant la baie, ou dans les rues signées de graffitis angoissants : dans un beau désordre noir et clair, la photographie procède à une démonstration de l’essence de l’extase.

Dans le deuxième acte, Jean-Baptiste Carhaix se livre à un essai sur la mort : les séries des Danses Macabres qu’il compose en studio – dans un temps où nombre de ses modèles sont décimées par l’épidémie – s’appliquant à explorer le fond de l’angoisse humaine. Des études en forme de natures mortes tentent de progresser plus avant dans le chemin obscur tracé par les symboles mortuaires de la ténèbre et des ossements.

Un troisième acte découvre la renaissance du choeur des nonnes : un « troisième jour » projette sa lumière sur le groupe renouvelé, plus majestueux et plus haut perché que jamais sur les hauteurs de la ville.

En chacun de ces moments, la mise en scène des personnages, comme la composition des natures mortes, imposent leur présence stylisée qui obéït à un esprit musical. La photographie semble en prise directe sur le drame lyrique.

Toutes ces images conspirent à s’exclure de tout genre reconnu : nous ne sommes plus dans le reportage et pourtant l’histoire vraie des Sisters of Perpetual Indulgence rend plus pathétique encore le jeu auquel elles se prêtent.

Dans le triptyque où elle « répète » sa mort dans l’extase, Sister Marquesa de Sade entraîne dans sa chute convulsive l’extinction de la lumière sur la ville qu’elle domine.

Nous ne sommes pas dans le portrait non plus, puisque nous n’accédons pas aux visages, mais à la luxuriance du fard, au masque des idoles.

La démarche photographique de Jean-Baptiste Carhaix est un cheminement spirituel qui cultive le niveau de l’idole, entendue comme image porteuse d’une distinction divine. La démesure et la folie dyonisiaque président à la mise en scène. Sur un horizon qui se termine grand large, Soeur Dana van Equity, ivre de joie, arbore dans une crucifixion la grand voile de deuil que dessine se robe agitée par les vents.

En ce sens les bonnes soeurs de San Francisco ne sont pas un scoop, mais des apparitions disponibles à partir desquelles l’auteur conduit sa vision tragique. L’instantané ne se fait plus le rapporteur d’un évènement. Il convoque, par des formules d’images, l’essence d’un sentiment visé par le maître d’oeuvre, en théâtralisant la posture des modèles pour leur conférer l’allure d’exercices spirituels.

Dans cette scénographie où des personnages-images prêtent leur lumière au corps de l’image, s’accomplit une conjuration des idoles en vue d’une expressivité autonome.

Pour parvenir à cette expression singulière, la photographie qui ne dit mot se déporte ici vers un langage du corps. Comme la blessure de Jacob à la hanche est la seule marque visible de sa rencontre avec l’Ange, l’extase, la contemplation intense, les contorsions aheurtées fournissent à une musique du sens, la gamme d’un langage propre. Le photographique, comme tel délivre sa propre intelligence de la destinée humaine.

Tour à tour, chacune des nonnes se fige dans une figure matyre qui immobilise le transport extatique. Leur accoutrement superbe et obscène, leur maquillage précis et surabondant, en opposition contrastée avec les angles de la ville, témoigne d’une vérité approfondie de la liberté du plaisir, dans le voisinage d’un dieu, et surtout sur un fond de chahut bacchique.

La jouissance, telle qu’elle se joue ici sur un fond de mort surprenante, transparaît depuis ces contiguités photogéniques entre le vif du plaisir dessiné sur un corps et la réserve sociale délimitée par le paysage.

Par métaphore, on pourrait dire que Jean-Baptiste Carhaix propose une métaphysique de la jouissance et de la mort ; ce ne serait qu’une façon d’indiquer jusqu’où porte son regard. L’usage qu’il fait des seules ressources de la photographie déploie bien une forme de connaissance approchée de l’essentiel, comme une « hyperphysique » qui resterait du ressort exclusif de la manifestation par l’image.

Il faudrait refondre ce joli nom d’ »hyperphysique », l’extraire de la terminologie kantienne, car elle épuise en lui toute prétention humaine à connaître, et, dans cette prétention particulière lui faire signifier : présence physique d’un regard attentif au supra-sensible. Il conviendrait alors pleinement à ce niveau de l’image, cultivé pour lui-même dans le sens d’une ascension progressive de la vision sensible vers les essences du plaisir, de la douleur et de la mort.